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L’humidité pèse comme une couverture mouillée et empêche de s’évaporer l’eau stagnant dans les nids de poule de la route. Fawkes jette un coup d’œil à la montre du tableau de bord : 3 h 35. Dans une heure, il sera à Pembroke. Il commence soudain à rêver d’une bonne rasade de whisky.
Il passe devant deux jeunes Noirs accroupis dans le fossé le long de la route. Il ne s’aperçoit pas qu’ils se dressent d’un bond et se mettent à courir dans le nuage de poussière de la Bushmaster. A une centaine de mètres devant, la route se rétrécit. A droite, un marécage que borde un rideau de roseaux pourrissants, à gauche, un ravin plonge 30 mètres plus bas dans le lit boueux d’un ruisseau. Droit devant lui, un garçon d’une quinzaine d’années est planté au milieu de la route ; d’une main il tient une sagaie zoulou à large lame, de l’autre, il brandit une grosse pierre.
Fawkes freine brutalement. Le garçon ne bouge pas et fixe d’un œil résolu le visage barbu derrière le pare-brise. Il est vêtu d’un short en lambeaux et d’un tee-shirt déchiré et sale, qui n’a jamais connu le savon. Fawkes baisse sa glace et se penche. Il sourit et parle d’une voix calme et amicale.
— Si tu as l’intention de jouer avec moi à saint Georges terrassant le dragon, je te conseille de bien réfléchir.
Fawkes n’obtient aucune réponse. C’est alors qu’il perçoit simultanément trois images et qu’il bande sa musculature : l’éclat d’un fragment de pare-brise qui a été négligemment repoussé dans une ornière ; le tracé parallèle de pneus qui franchit le bord du ravin et, enfin, preuve la plus tangible d’un danger imminent, l’image dans son rétroviseur de deux garçons qui chargent pour le prendre à revers. L’un, gros et grand, pointe sur lui un vieux fusil à un coup. L’autre agite une machette rouillée au-dessus de sa tête.
Une idée le frappe comme un éclair : Seigneur ! Je suis tombé dans une embuscade montée par des gosses !
Sa seule arme est le couteau de chasse qui se trouve dans la boîte à gants. La famille l’a si promptement expédié qu’il a oublié de prendre son Magnum 44, son revolver favori. Sans s’accorder le temps de regretter son imprudence, il met la Bush-master en marche arrière et écrase l’accélérateur. Les pneus mordent ; la voiture se rue à la rencontre de ses assaillants ; elle manque le gosse armé de la machette, mais elle percute celui qui porte le fusil et l’envoie, cul par-dessus tête, dans le marigot. Fawkes freine alors, passe la première et braque vers le gosse campé et prêt à lancer sa pierre et sa sagaie.
On ne lit pas une trace de frayeur dans les yeux du garçon qui se piété, orteils crispés dans la terre et bras bandés. Fawkes estime d’abord que le gosse vise trop haut : il entend la sagaie ricocher sur le capot. Puis le pare-brise éclate en une nuée de fragments étincelants, et la lourde pierre atterrit à côté de lui, sur le siège. Fawkes sent les morceaux de verre lui hacher le visage, mais la seule chose dont il se souviendra plus tard c’est la haine froide dans le regard de son assaillant.
Le choc soulève le garçon comme un pantin et le couche sous les roues. Fawkes écrase la pédale de frein, mais son réflexe n’a d’autre résultat que d’aggraver l’effet du choc. Les pneus bloqués rebondissent et labourent la chair qui cède.
L’ancien marin lâche le volant et revient prudemment sur ses pas. Le garçon est mort, le crâne presque laminé ; ses maigres jambes ne sont plus que tronçons pourpres. Le gros et grand garçon au fusil est étendu, à moitié dans les herbes du marais, à moitié sur le talus de la route. Sa tête est rejetée en arrière et touche ses omoplates. Leur compagnon est invisible ; il a disparu dans le marécage.
Fawkes ramasse le fusil. La culasse est ouverte et une cartouche est engagée dans le magasin. Il l’extrait et l’examine. Le gros garçon n’a pas tiré, pour la seule raison que le fusil ne le pouvait pas. Le percuteur est faussé. Fawkes jette la vieille pétoire aussi loin qu’il peut au plus profond du bourbier, et il attend qu’elle disparaisse en gargouillant.
Dans le ravin, une camionnette est renversée sur le toit. Deux corps passent par les portières ouvertes et tordues. Un homme et une femme, atrocement mutilés, disparaissent sous un essaim de mouches.
Il est clair que les jeunes Africains ont lapidé les voyageurs sans méfiance, qu’ils ont blessé le conducteur et fait basculer la voiture dans le ravin, où ils ont tranquillement massacré les survivants impuissants. Et puis, enivrés par leur victoire trop facile, ils ont attendu leur prochaine victime.
— Idiots, murmure Fawkes dans le silence mortel. Maudits idiots !
Comme un coureur de marathon qui abandonnerait la course à 1 500 mètres du but, Fawkes se sent recru de fatigue et de regret. Lentement, il revient vers la Bushmaster, en épongeant les filets de sang qui courent le long de ses joues. Il passe le bras par la portière, enclenche son émetteur-radio et appelle les constables de Pembroke. Son rapport terminé, il demeure immobile à jurer et à jeter des pierres mal ajustées aux vautours trop pressés.